La pénurie des matières actives pharmaceutiques

au-delà de la  relocalisation des usines de production

Par Jean-Pierre Barthole

La crise sanitaire sans précédent auquel le monde est confronté nous rappelle, s’il le fallait, la grande dépendance de nos pays à des produits et matériels de santé conçus à l’autre bout de la planète.

Allons-nous voir une pénurie de médicaments, dont la Chine et l’Inde sont les principaux pourvoyeurs, venir amplifier les terribles difficultés du moment ? La mondialisation telle que nous la connaissons, sans complète évaluation des risques de rupture de la supply chain, va-t-elle nous priver des matières actives pharmaceutiques indispensables de base ? La relocalisation de la production en Europe peut-elle être la réponse à ce risque [1] [2]?

Pour bien comprendre la situation actuelle, il parait nécessaire dans un premier temps de faire un retour sur l’évolution de l’industrie pharmaceutique sur ces 50 dernières années [3] :

  • Jusque dans les années 60, l’industrie du médicament est fondée sur le principe de la chimiothérapie : chaque composé chimique d’une préparation a une action thérapeutique définie. Les molécules sont de synthèse simple, comportant 4 à 5 étapes sur lesquelles l’industrie chimique a initié son développement au travers de la R&D.
  • A partir des années 60, l’essor des biotechnologies remet en cause le principe de chimiothérapie, démontrant que la chimie n’est ni le seul procédé thérapeutique ni la seule source d’innovation, et engage tout un pan de la R&D sur cette nouvelle voie accroissant les besoins en connaissances, savoir-faire, procédés et intensité capitalistique nécessaires au développement de nouvelles molécules. L’innovation est désormais très liée aux activités scientifiques et aux interactions entre entreprises et institutions de recherche. Les coûts de R&D augmentent significativement notamment du fait du développement de molécules devenues plus complexes, demandant jusqu’à une vingtaine de phase de synthèse.

Mais alors, qu’en est-il de la production des matières actives nécessaires ? Jusqu’à la fin des années 80, ce marché est très concentré et voit la gestion de ses sites de fabrication entre les mains des acteurs du médicament. Mais un tournant s’amorce dans les années 90, sous l’impulsion de plusieurs phénomènes :

  • Les politiques des pays occidentaux s’inquiètent de la montée en puissance de leurs dépenses de santé et, dans un souci d’économie, se tournent alors vers les génériques moins coûteux, entrainant une délocalisation massive de la production. Ainsi, par exemple, le paracétamol est aujourd’hui produit à 60% en Chine, l’ibuprofène à 50%, tandis que la pénicilline y est fabriquée à 90%. Et l’on pourrait en citer bien d’autres. Ce qui ne va pas sans susciter une certaine crainte quant à une pénurie d’antibiotiques dans les semaines à venir, due à cette dépendance, telle que l’a exprimée récemment la Chambre Européenne de Commerce en Chine.
  • Les réglementations européennes et américaines, concernant aussi bien la production que le traitement des dossiers d’autorisation de nouvelles molécules, se sont intensifiées et complexifiées, générant parfois paradoxes et contradictions.
  • La philosophie mise en place pour assurer la qualité des matières actives et la sécurité du patient impose des règles de plus en plus strictes et contraignantes tout au long de la phase de conception et de production des unités de fabrication ; ceci engendre la mise en place de dossiers lourds, long à mettre en œuvre et coûteux. Face aux enjeux de développement des matières actives, ne doit-on pas faire preuve de pragmatisme à certains égards et simplifier les procédures tout en préservant la maîtrise de la production ?
  • La constitution des dossiers d’approbation s’est aussi complexifiée et ces derniers peuvent par exemple atteindre plus de 100.000 pages pour une demande d’accord sur une nouvelle molécule auprès de la FDA (Food and Drug Administration), alors que le tiers environ était suffisant il y a 30 ans…[4]
  • Le coût de développement d’une molécule innovante a considérablement augmenté et la mise au point d’un médicament représente aujourd’hui un investissement d’un milliard de dollars, amenant les industriels à externaliser tout ou partie des étapes de synthèse de matières actives, avec notamment la fabrication de building blocks (partie de molécules) réalisée en Chine à hauteur de 50% environ.

Cette situation globale complexe et onéreuse a amené, au fil du temps, les acteurs du domaine pharmaceutique à rationaliser leur coût de production de matières actives et à limiter les investissements d’usine de production. Malgré tout, le retour sur investissement de la recherche et développement continue de s’éroder [5].

 

 

Comment envisager la suite ? Quel avenir pour le médicament au niveau mondial ? Quelle action mener pour enrayer une éventuelle pénurie ?

Les défis de maîtrise du système de production sont en effet considérables :

  • La découverte de nouvelles molécules actives se raréfie,
  • La chaîne d’approvisionnement s’est énormément complexifiée, les phases de production des molécules actives pouvant se dérouler sur plusieurs sites à travers le monde dans une logique de flux tendus,
  • Le suivi de fabrication des matières actives se complexifie : en Chine et en Inde, outre le millier de sites fabricants, il existe entre 3.000 et 6.000 sites fabriquant des intermédiaires de synthèse,
  • Les contraintes réglementaires se sont multipliées, tant sur les dossiers d’agrément de produit que sur la production en elle-même, engendrant notamment une augmentation du temps de mise sur le marché des produits (entre 15 et 20 ans, alors même que les brevets ont une durée de 20 ans).

Face à ces défis, la problématique de la re-localisation des productions n’est que la partie visible de l’iceberg ! Il faut avant tout se ré-approprier les raisons de ces délocalisations, les réexaminer et accepter les changements critiques mais aussi les efforts à dépenser ; en effet :

  • Si la santé est un service public, il s’agit d’un capital et donc d’un bien commun inestimable qui ne peut être évalué qu’en fonction de son efficience par rapport à sa mission, à savoir le complet bien-être physique, mental et social de la communauté. La rentabilité ne peut être le spectre primaire et il est aujourd’hui indispensable d’envisager un coût de fonctionnement plus élevé en favorisant notamment la mise en place de dispositifs d’aide à la relocalisation et au développement de compétences au niveau européen (Crédit d’impôt relocalisation, formations ciblées, etc.).
  • Les réglementations toujours plus complexes sont-elles toujours pertinentes pour assurer la sécurité du consommateur ? Ne peut-on pas faire preuve de plus de pragmatisme ?
  • Les usines ont été démantelées en Europe[6] et les compétences d’industrialisation des unités de production de matières actives perdues pour tout ou partie. Il faudra donc du temps, de l’énergie et de l’investissement matériel et immatériel pour renverser la tendance actuelle. Combien d’unités de production de matières actives ont vu le jour en Europe depuis 20 ans ?
  • En tant que citoyen, sommes-nous prêts à voir des usines se réinstaller à côté de chez nous ? Sommes-nous prêts à payer plus cher pour des médicaments produits en Europe ? N’oublierons-nous pas vite la crise, une fois celle-ci passée ?

Faisons preuve de proactivité car la Chine ne veut plus être seulement le producteur de matières actives mais devenir aussi le développeur de nouvelles molécules. Elle a récemment simplifié sa procédure d’approbation des nouveaux médicaments et a ainsi été le premier pays à travers le monde à approuver un nouveau traitement contre les anémies, le Roxadustat d’Astra Zeneca et Fibrogen[7]. Elle est également en passe de développer à Shanghai dans le quartier de Pudong, l’épicentre des biotechnologies du pays, la « Pharma Valley » made in China. Elle renforce et développe ses compétences : « La Chine dispose des fonds, des ressources scientifiques et des projets clefs soutenus par le gouvernement central… » déclarait Jun Ren, fondateur de l’entreprise New Summit Biopharma[8].

Si nous ne sommes pas prêts à changer de paradigme, l’Europe perdra toute possibilité d’avancée significative et rapide.

Sources : 

[1] Le quotidien du pharmacien : Y a-t-il un risque pour l’approvisionnement en médicaments ? M Mazière 17/02/2020

[2] Euractiv : Europe’s dependence on medecine imports 16/03/2020

[3] Académie Nationale de Pharmacie : Matières premières pharmaceutiques, mondialisation et santé publique, recommandations du conseil 22/06/2011

[4] Horizons stratégiques : Caractéristiques du marché des médicaments et stratégies des firmes pharmaceutiques ; P Abecassi et N Coutinet ; 2008,1, n°7,111-139

[5] Site internet LaBiotech.eu 20 Avril 2020 : https://www.labiotech.eu/features/biotech-investment-pharma-innovation/

[6] Contrepoints : Pénurie de médicaments en France, 4 articles juin 2019

[7] L’Opinion : La Chine approuve pour la première fois un médicament avant les autres nations 19/12/2018

[8] PWC : L’industrie pharmaceutique la plus grande du monde serait-elle en Chine ? C Mazille et H Rives Décembre 2019

Laisser un commentaire

Spread the word